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Le petit Nkima
Je ne suis ni historien, ni journaliste. En outre, je suis profondément convaincu que les auteurs de fiction doivent laisser certains sujets de côté, en particulier ceux qui ont trait à la politique et à la religion. Pourtant, il ne me paraît pas immoral d’emprunter à l’occasion une idée à l’une ou à l’autre, pourvu que la question soit traitée de manière à donner sans équivoque l’impression d’un récit d’imagination.
Si l’histoire que je vais vous raconter était parue dans les journaux de deux pays européens bien connus, elle aurait pu provoquer une nouvelle guerre mondiale, plus terrible que la dernière. Mais cela, je ne m’en soucie guère. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il s’agit d’un bon sujet, particulièrement bien adapté à mes exigences et notamment au fait que Tarzan, seigneur des singes, est étroitement mêlé à un grand nombre de ses épisodes les plus palpitants.
Je n’ai pas l’intention de vous ennuyer avec de sèches informations politiques. Ne vous torturez donc pas inutilement les méninges en essayant de décoder les noms que j’ai pu inventer pour désigner certaines gens et certains lieux. De toute façon, il me semble préférable de les laisser dans l’ombre, pour le plus grand profit de la paix et du désarmement.
Prenez simplement cette histoire comme une nouvelle aventure de Tarzan qui, espérons-nous, vous amusera et vous délassera. Si vous y trouvez matière à réflexion, eh bien, tant mieux !
Sans nul doute, peu d’entre vous ont remarqué, et moins encore se souviennent d’avoir lu cette dépêche parue discrètement dans les journaux, il y a quelque temps : elle rapportait une rumeur selon laquelle les troupes coloniales françaises stationnées en Somalie, sur la côte nord-est de l’Afrique, avaient envahi une colonie italienne. À l’origine de cette nouvelle, il y a une histoire de conspiration, d’intrigues, d’aventures et d’amour. Une histoire de coquins et de sots, de braves gens et de belles femmes. Une histoire de bêtes de la forêt et de la jungle.
Si vous êtes peu nombreux à avoir lu cette information concernant l’invasion de la Somalie italienne, à la corne de l’Afrique, il est absolument certain qu’aucun de vous n’a entendu parler d’un incident navrant qui se produisit dans l’intérieur du continent, peu avant cette affaire. Que celui-ci ait un rapport quelconque avec les affaires internationales européennes ou, d’une manière générale, avec la destinée des nations, voilà qui vous semblera franchement impossible à croire, puisqu’il ne s’agissait que d’un tout petit cercopithèque fuyant dans les arbres en hurlant de terreur. C’était le petit Nkima, poursuivi par un grand méchant singe, beaucoup plus gros que lui.
Heureusement pour la paix de l’Europe et du monde, la vitesse du prédateur n’était pas en rapport avec ses mauvaises dispositions. Aussi Nkima lui échappa-t-il. Mais longtemps après que le vilain singe eut renoncé à sa chasse, la petite bête continuait à fuir à la cime des arbres, en criant de sa voix aiguë. Il est vrai que crier de peur et prendre la fuite étaient les deux activités principales du petit Nkima.
Ce fut peut-être la fatigue qui mit fin au sauve-qui-peut de Nkima, ou plus probablement une chenille ou un nid d’oiseau. Toujours est-il qu’il se remit à babiller et à ronchonner sur une branche flexible, loin au-dessus du sol de la jungle.
Le monde dans lequel le petit Nkima était né semblait en effet un monde bien terrible, et le pauvret passait une bonne partie de ses heures de veille à s’en plaindre – en quoi il ressemblait autant à un humain qu’à un simien. Le petit Nkima avait l’impression que le monde était peuplé de grandes créatures féroces qui aimaient manger du singe. Il y avait ainsi Numa, le lion, Sheeta, la panthère et Histah, le serpent. Un triumvirat qui enlevait toute sécurité au monde, du plus haut faîte à la combe la plus profonde. Et puis il y avait les grands anthropoïdes, d’autres de taille un peu plus modeste, et les babouins, et d’innombrables espèces de singes plus petits mais que Dieu avait tous faits plus corpulents que le petit Nkima et qui, tous, paraissaient lui en vouloir.
Prenez, par exemple, la grosse créature qui venait de le poursuivre. Le petit Nkima s’était contenté de lui lancer un bâton pendant qu’elle dormait, à la fourche d’un arbre. Et rien que pour cela, elle s’était mise aux trousses du petit Nkima, avec des intentions bien évidemment meurtrières. Je ne dis pas cela dans le but de susciter une réflexion sur Nkima. Toutefois il ne lui était, pas plus qu’à bien d’autres, jamais venu à l’esprit que, comme la beauté, le sens de l’humour peut parfois se révéler fatal.
Épiloguant sur les injustices de la vie, le petit Nkima était très triste. Mais il y avait une autre origine à sa tristesse, plus poignante encore, en qui brisait son petit cœur. Cela faisait des lunes et des lunes que son maître était parti. Certes, il l’avait laissé dans une jolie maison, très confortable, pleine de gens aimables qui le nourrissaient. Cependant le petit Nkima regrettait le grand Tarmangani, dont l’épaule nue était le seul refuge d’où il pouvait insulter le monde entier en toute impunité. Et cela faisait déjà longtemps, maintenant, que le petit Nkima bravait les dangers de la forêt et de la jungle pour retrouver son cher Tarzan.
Si l’on s’était avisé de mesurer les cœurs en quantité d’amour et de fidélité, plutôt qu’en poids et volume, on aurait reconnu au petit Nkima un cœur très grand. Si grand que la moyenne des êtres humains auraient pu y cacher le leur, voire y tenir eux-mêmes tout entiers. Depuis trop longtemps, ce cœur en miniature avait mal. Mais, par chance pour le petit Manu, son cerveau était ainsi fait qu’un rien le distrayait de son chagrin. Un papillon, un succulent asticot, et il n’en fallait pas davantage pour qu’il ne songe plus à son profond malheur. Et c’était bien ainsi, sans quoi il aurait pu se désespérer jusqu’à la mort.
Maintenant donc que ses rêveries mélancoliques l’avaient ramené à la contemplation de la perte dont il souffrait, son humeur changea tout à coup, parce qu’un souffle de brise apportait à ses oreilles délicates un bruit n’appartenant pas au nombre de ceux que répertoriait son instinct héréditaire. Il s’agissait d’un bruit discordant. Et qui donc apporte la discorde dans la jungle, comme partout où il entre ? Sinon l’homme. C’étaient des voix d’hommes que Nkima entendait.
Le petit singe se faufila en silence à travers les arbres, dans la direction d’où s’élevait le bruit. Puis, le brouhaha augmentant, il lui vint la preuve irréfutable et définitive de l’identité des trublions : cette odeur, que ni Nkima, ni aucune créature de la jungle ne pouvait confondre.
Ainsi que vous l’avez déjà remarqué, un chien, fût-il votre propre chien, ne vous reconnaît qu’à moitié quand il vous aperçoit ; il ne sera entièrement satisfait que lorsque le témoignage de ses yeux aura été confirmé par celui de son nez.
Ainsi de Nkima. Ses oreilles lui avaient suggéré la présence de l’homme, et maintenant ses narines lui confirmaient que l’homme était proche. À vrai dire, il ne considérait pas ces créatures comme des hommes, mais comme de grands singes. Il y avait là des Gomanganis, ou « grands singes noirs » c’est-à-dire des Africains. Cela, son nez le lui affirmait. Et puis, il y avait aussi des Tarmanganis. Ce terme, qui signifiait « grand singe blanc » dans le langage de Nkima, désignait les Européens.
Il aurait ardemment souhaité reconnaître le fumet familier de son cher Tarzan mais, hélas, celui-ci ne se trouvait pas dans la compagnie de ces étrangers. Pas besoin de voir pour savoir.
Le campement que regardait à présent Nkima, de l’arbre où il se cachait, ne donnait en rien l’impression d’un établissement provisoire. Il était certainement là depuis des jours et semblait destiné à rester en place un certain temps. Non ce n’était pas le bivouac d’une nuit. Les tentes des Blancs et les beyts des Arabes formaient des rangées alignées avec une précision militaire. Plus loin, les Noirs s’étaient construit des abris en matériaux légers, fournis à l’endroit même par la nature.
Sous l’auvent d’un beyt arabe grand ouvert, plusieurs Bédouins en burnous blanc buvaient leur inévitable café. À l’ombre d’un grand arbre, devant une autre tente, quatre Blancs jouaient aux cartes. Au milieu des cases indigènes, un groupe de forts guerriers gallas s’adonnaient au jeu du minkala. Il y avait aussi des hommes d’autres tribus : des Noirs d’Afrique orientale et centrale, et même certains venus de la côte occidentale.
Un voyageur ou un chasseur ayant l’expérience de l’Afrique aurait pu s’étonner de cet agrégat de races et de couleurs. Trop de Noirs étaient réunis là pour justifier l’idée qu’ils étaient tous porteurs, car l’ensemble du matériel et des bagages de ce camp n’aurait constitué, une fois réparti entre eux, qu’une charge minime pour chacun. Et cela restait vrai dans le cas où l’on aurait utilisé plus d’hommes que nécessaire, par exemple comme askaris, lesquels n’auraient rien porté d’autre que leurs armes et leurs munitions.
Il disposaient, aussi, de plus de fusils qu’il n’en aurait fallu pour la défense d’une troupe nettement plus nombreuse. On aurait dit, en vérité, que chaque homme disposait d’une arme. Mais Nkima n’accordait aucune importance à ces détails mineurs. Ce qui l’impressionnait, c’était que d’étranges Tarmanganis et Gomanganis stationnassent en grand nombre dans le pays de son maître. Et comme, pour Nkima, tous les étrangers étaient des ennemis, il en était troublé, souhaitant plus que jamais retrouver Tarzan.
Un Indien olivâtre et enturbanné était assis en tailleur sur le sol, devant une tente. Il paraissait plongé dans la méditation, mais si on avait pu voir ses yeux sombres et sensuels, on se serait aperçu que, loin de s’y abandonner, il portait constamment le regard vers une autre tente plantée un peu à l’écart. Finalement, une jeune femme en sortit. Raghunath Jafar se leva et s’approcha d’elle. Il sourit doucement et lui adressa la parole. Mais, en répondant, elle ne lui rendit pas son sourire. Elle se montra courtoise mais, sans marquer un temps d’arrêt, elle se dirigea vers les quatre joueurs de cartes.
Dès qu’elle fut près d’eux, ils levèrent les yeux. Le visage de chacun reflétait un certain plaisir de la voir ; mais était-il de même nature pour tous ? Les masques que nous appelons visages et que nous entraînons à dissimuler nos véritables pensées ne divulguèrent rien à ce propos. À l’évidence, toutefois, la jeune femme était populaire.
— Salut, Zora ! s’écria un gros bonhomme à l’air onctueux. On a fait une bonne sieste ?
— Oui, camarade, répondit la jeune femme. Mais j’en ai assez de faire la sieste. Cette inactivité me tape sur les nerfs.
— Sur les miens aussi, concéda l’homme.
— Combien de temps attendras-tu encore cet Américain, camarade Zveri ? demanda Raghunath Jafar.
Le gros homme haussa les épaules.
— J’ai besoin de lui, répondit-il. Certes, nous pourrions nous débrouiller sans lui, mais avoir avec soi un Américain riche et de bonne naissance, activement impliqué dans l’affaire, fera un tel effet psychologique dans le monde entier que cela vaut la peine de l’attendre.
— Es-tu bien sûr de ce gringo, Zveri ? demanda un jeune Mexicain à la peau foncée, assis à côté de ce gros homme onctueux qui paraissait être le chef de l’expédition.
— Je l’ai rencontré à New York, puis à San Francisco, répondit Zveri. Une enquête très soigneuse a été faite sur son compte et on me l’a chaudement recommandé.
— Je me méfie toujours de ces personnages qui doivent au capitalisme tout ce qu’ils ont, déclara Romero. Ils ont ça dans le sang. Au fond de leur cœur, ils haïssent le prolétariat, exactement comme nous les haïssons.
— Cet homme est différent, Miguel, insista Zveri. Il est si bien gagné à la cause qu’il trahirait son propre père pour elle. Du reste, il trahit déjà son pays.
Une légère grimace involontaire, que les autres n’aperçurent pas, tordit la lèvre de Zora Drinov, quand elle entendit là description du membre de l’équipe qui manquait encore au rendez-vous. Miguel Romero, le Mexicain, n’était toujours pas convaincu.
— Je n’ai que faire des gringos, dit-il, quels qu’ils soient.
À nouveau, Zveri haussa ses lourdes épaules.
— Nos antipathies personnelles sont sans importance, dit-il. Elles ne peuvent tenir, face aux intérêts des travailleurs du monde. Dès que Colt arrivera, nous l’accepterons comme l’un des nôtres. Et n’oublions pas que nous avons beau détester l’Amérique et les Américains, rien ne s’accomplira jamais, où que ce soit, sans leurs sales richesses.
— Des richesses faites du sang et de la sueur de la classe ouvrière, grogna Romero.
— Exact, approuva Raghunath Jafar. Mais ces richesses viennent à point si on s’en sert pour miner, puis renverser, l’Amérique capitaliste, afin de donner le pouvoir aux travailleurs.
— C’est précisément la façon dont je vois les choses, renchérit Zveri. L’argent dont je préfère me servir pour faire avancer la cause, c’est bien l’argent américain. Et ensuite, l’anglais.
— Et que signifient pour nous les misérables petites ressources de ce seul Américain ? demanda Zora. À peu près rien, en comparaison de ce que l’Amérique dépense déjà en Russie soviétique. Qu’est-ce que cette trahison, comparée à celle de gens qui ont déjà fait plus, pour hâter l’avènement mondial du communisme, que la Troisième Internationale elle-même ? Ce n’est rien, c’est une goutte d’eau dans la mer.
— Que veux-tu dire, Zora ? demanda Miguel.
— Je veux dire que les banquiers, les industriels et les ingénieurs d’Amérique nous vendent leur pays et le monde entier, dans l’espoir d’entasser plus d’or encore dans leurs coffres déjà débordants. Un de leurs concitoyens les plus pieux et les mieux considérés nous construit de grandes usines en Russie, où nous pourrons fabriquer des tracteurs et des chars. Leurs industriels rivalisent entre eux pour nous fournir les moteurs qui équiperont des milliers d’avions, leurs ingénieurs nous vendent leurs idées et leur savoir-faire pour nous permettre de construire une grande ville industrielle où nous pourrons produire des munitions et du matériel militaire. Voilà les traîtres. Voilà les hommes qui font approcher le jour où Moscou dictera sa politique au monde.
— Tu parles comme si tu le regrettais, dit quelqu’un d’une voix sèche, derrière son épaule.
La jeune femme se retourna vivement.
— Oh, c’est toi, Cheik Abu Batn ! Notre bonne fortune ne nous rend pas aveugles devant les perfidies de notre ennemi. Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi j’admirerais la trahison, même si j’en profite.
— Dis-tu cela pour moi aussi ? demanda Romero, l’air soupçonneux.
Zora se mit à rire.
— Tu le sais aussi bien que moi, dit-elle. Tu appartiens à la classe ouvrière. Tu es loyal envers les travailleurs de ton pays. Mais ceux dont je parle représentent la classe capitaliste. Leur gouvernement est capitaliste, et tellement opposé à nos idées qu’il n’a jamais reconnu notre régime. Et pourtant, dans leur avidité, ces cochons nous vendent leur pays, et se vendent eux-mêmes pour une poignée de dollars pourris. Je les méprise.
Zveri éclata de rire.
— Tu es une bonne Rouge, Zora, s’écria-t-il. Tu hais l’ennemi, autant quand il nous aide que quand il nous met des bâtons dans les roues.
— Mais, haïr et bavarder, on ne réalise pas grand-chose avec ça, déclara la jeune femme. Je voudrais faire quelque chose. Traîner ici dans l’oisiveté, cela me paraît si peu utile.
— Et que voudrais-tu que nous fassions ? demanda Zveri avec bonne humeur.
— Je voudrais au moins que nous tentions un coup de main sur l’or d’Opar, répondit-elle. Si Kitembo a raison, il doit y en avoir là-bas assez pour financer une douzaine d’expéditions semblables à celle que tu projettes ; et nous n’aurions pas besoin de cet Américain – comment les appelle-t-on encore, mangeurs de cake ? – pour nous aider dans cette aventure.
— Je pense à peu près de même, dit Raghunath Jafar.
Zveri se renfrogna.
— Peut-être quelques-uns d’entre vous souhaitent-ils prendre le commandement de cette expédition, dit-il d’un ton bourru. Je sais ce que je fais, et je n’ai pas à discuter mes plans avec tout le monde. Quand j’ai des ordres à donner, je les donne. Kitembo a déjà reçu les siens, et des préparatifs sont en cours depuis plusieurs jours pour une descente sur Opar.
— Nous prenons autant d’intérêt à l’affaire et autant de risques que toi, Zveri, répliqua sèchement Romero. Nous avons à travailler ensemble et non comme maître et esclaves.
— Tu l’apprendras bientôt, que je suis le maître, brailla Zveri avec méchanceté.
— Oui, le défia Romero, le tsar était le maître, lui aussi. Et Obregon. Sais-tu ce qui leur est arrivé ?
Zveri se leva d’un bond et sortit son revolver mais, quand il le pointa sur Romero, la jeune femme lui saisit le bras et s’interposa.
— Es-tu fou, Zveri ? cria-t-elle.
— Ne t’en mêle pas, Zora, c’est mon affaire, et mieux vaut la régler maintenant que plus tard. Je suis le chef ici, et je ne veux pas de traître dans mon camp. Ôte-toi de là.
— Non ! dit la jeune femme avec fermeté. Miguel a eu tort, mais toi aussi. Répandre le sang maintenant, notre propre sang, cela ruinerait définitivement toutes nos chances de succès, cela ferait naître la peur et le soupçon et nous perdrions le respect des Noirs dès qu’ils constateraient de la dissension entre nous. En outre, Miguel n’est pas armé.
L’abattre, ce serait commettre un meurtre d’une lâcheté qui te ferait perdre l’estime de tout homme honnête de cette expédition.
Elle avait parlé rapidement en russe, une langue que seuls, parmi les personnes présentes, Zveri et elle-même comprenaient. Ensuite elle se tourna vers Miguel et s’adressa à lui en anglais.
— Tu as eu tort, Miguel, dit-elle doucement. Il ne doit y avoir qu’un seul responsable, et le camarade Zveri a été choisi pour nous diriger. Il regrette d’avoir été impulsif. Dis-lui que, toi aussi, tu regrettes tes paroles, puis vous vous serrerez la main et tout sera oublié.
Romero hésita un instant, avant de tendre la main à Zveri.
— Excuse-moi, dit-il.
Le Russe prit la main et fit une courbette raide.
— Oublions cela, camarade, dit-il.
Mais il avait toujours le sourcil froncé, et le Mexicain plus encore.
Le petit Nkima bâilla. Depuis un moment il se balançait, pendu par la queue à une branche. Sa curiosité concernant ses ennemis était plus qu’assouvie. Le spectacle ne l’intéressait plus, mais il considérait que son maître devait être averti de la présence de ces intrus. Cette pensée, ancrée dans sa petite tête, le rendit à son chagrin et à sa nostalgie de Tarzan. Elle ne fit qu’accroître sa détermination de poursuivre sa recherche de l’homme-singe. Dans une demi-heure peut-être, l’incident le plus banal distrairait-il son attention mais, en ce moment, telle était son unique préoccupation. Bondissant donc à travers la forêt, Nkima tenait le sort de l’Europe entre ses petites paumes roses. Mais, de cela, il était parfaitement inconscient.
L’après-midi touchait à sa fin. Un lion rugit au loin. Un frisson instinctif parcourut l’échine de Nkima, bien qu’il ne fût pas très effrayé, sachant bien que les lions ne peuvent atteindre la cime des arbres.
Un jeune homme, qui marchait à la tête d’un safari, pencha la tête et écouta.
— Pas tellement loin, Tony, dit-il.
— Non, Monsieur. Beaucoup trop près, même, répondit le Philippin.
— Tu devrais apprendre à laisser tomber ce « Monsieur », Tony, avant que nous ayons rejoint les autres, l’avertit le jeune homme.
Le Philippin sourit.
— D’accord, camarade. Mais, j’ai si souvent dit « Monsieur » qu’il m’est difficile de perdre cette habitude.
— Je crains que tu ne sois pas un très bon Rouge, Tony.
— Oh, si, protesta le Philippin avec emphase. Pourquoi, sinon, serais-je ici ? Croyez-vous que je sois venu pour le plaisir de me promener dans ce pays abandonné de Dieu et plein de lions, de fourmis, de serpents, de mouches et de moustiques ? Non, je viens y risquer ma vie pour l’indépendance des Philippines.
— D’accord, Tony, c’est très noble à toi, acquiesça l’autre gravement, mais en quoi cela servira-t-il à libérer les Philippines ?
Antonio Mori se gratta la tête.
— Je ne sais pas, dut-il admettre, mais, en tout cas, cela ne peut que déranger l’Amérique.
Loin au-dessus de leur tête, un petit singe croisa leur chemin. Il s’arrêta un moment à les observer, puis il reprit sa course, dans la direction opposée à la leur.
Une demi-heure plus tard, le lion rugit de nouveau. Cette voix de tonnerre s’éleva si soudainement et si près que le petit Nkima faillit tomber de l’arbre dans lequel il passait. Avec un pépiement de terreur, il grimpa le plus haut qu’il put et s’assit près du sommet, en grognant méchamment.
Le lion, un mâle magnifique à la longue crinière, parut à découvert au pied de l’arbre où s’agrippait Nkima tout tremblant. Il fit entendre une fois de plus sa voix puissante, et le sol trembla sous la violence de son cri de défi. Nkima le regarda et cessa aussitôt de protester. Il se mit au contraire à sautiller, très excité, en glapissant et en faisant des grimaces. Numa, le lion, regarda vers le haut. Alors il se passa quelque chose d’étrange. Le singe cessa de jacasser pour émettre un son grave et très particulier. Les yeux du lion, qui flamboyaient un instant plus tôt, changèrent d’expression et se firent doux. Il arrondit le dos et se frotta voluptueusement le flanc au tronc, tandis qu’un ronronnement pacifique sortait de ses mâchoires farouches. Le petit Nkima descendit prestement le long des branchages et, d’un dernier bond, atterrit souplement sur l’épaisse crinière du roi des animaux.